:: Yokkai ::
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. La ville des Orphelins .
 
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 Nouveau Testament

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Jester
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Jester


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MessageSujet: Nouveau Testament   Nouveau Testament Icon_minitimeSam 6 Nov - 15:11

- Pitié !

Je levais les yeux vers mes agresseurs, avant de les baisser de nouveau, pour me protéger faiblement la nouvelle averse de coups. Un particulièrement m'arracha un grand cri. Quelqu'un avait ramené une barre de fer, et à en croire les murmures qui agitaient les enfants, l'idée de me frapper avec leur plaisait bien.
Je rouvrais les yeux, et cherchais derrière les jambes, les chevilles qu'il y avait à ma hauteur, Hide, qui était là. Oui il était là, il avait commencé par regarder le traitement qu'on m'infligeait, mais le temps que ça mettait et la monotonie des coups je suppose, le faisait regarder ailleurs.

- HIDE !

Les gamins retinrent leur coups, sans doute surpris que j'use du prénom de leur Roi, peut-être ne le connaissaient-ils même pas. Les yeux noirs se détournèrent paresseusement du vide et se posèrent sur moi. Mes mots étaient bloqués dans ma gorge. Je voulais qu'il m'aide, qu'il leur dise d'arrêter de me faire du mal. Quelque chose mouilla mes joues. Tant pis pour ma fierté de ce côté là.

- J'ai été avec toi depuis le début, depuis le premier jour ! Tu sais que je ne peux pas devenir un chasseur.

Le nom de Poursuivant n'existait pas encore. Il ne sourit pas, mais s'approcha en écartant les enfants, et plia un genou pour se rapprocher de moi. Il tendit même une main pour écarter les cheveux que j'avais dans les yeux. Le sang que je n'avait pas eu le temps de cracher coulait de ma bouche, mélangé à de la salive, mais il ne cilla pas, ne fronça pas les sourcils. Sa douce voix vibrante me répondit.

- Nous avons déjà essayé de croire en ça Kazuo, et nous ne pouvons plus nous le permettre. Qui sait quel genre d'envies te traverseront dans un mois, dans un an?

Je baissais les yeux, mais il continuait.

- Tu peux à tout moment devenir une bête sauvage qui nous bouffera tous, tu comprends ça ? Ton existence nous met en danger.

Bien sûr je voulais objecter, défendre ma vie, argumenter, mais quand Hide parlait on avait trop tendance à penser qu'il avait raison, quoiqu'il dise. Au bout d'un certain temps sans réponse, il se releva, et s'écarta, murmurant aux autres de finir le travail. Alors je tendit mon corps, dans un geste douloureux pour me redresser sur un coude.

- Hide attends !

Il se retourne encore une fois, et nos regards se croisent. J'essaie de le retenir de cette façon, parce que mes mots sont encore coincés dans ma gorge.

- Tu ne sais pas... la raison... pour laquelle je vous attaquerais jamais... c'est...

Dis-le! Maintenant! Pendant que tu as capté son attention pour quelques secondes supplémentaires. Qu'est-ce que tu voulais lui dire de si important, plus important que ta petite vie, plus vital que de te disculper ? Merde! Dis-le!
Et ça se passe comme dans un film au ralenti, son regard me quitte pour ne plus se reposer sur moi. C'est fini. Ça veut dire que pour lui, je suis déjà mort, et si je suis mort pour le Roi de Hearts, je le suis pour tout le monde sur les toits. Il n'en faut pas plus aux autres pour qu'ils reprennent leur tabassage, mais étrangement la douleur que j'en ressent est plus distante, ou me fait presque du bien. Et je ferme les yeux. De toute façon je suis déjà mort, depuis quelques secondes.
Qu'est ce que tu voulais lui dire. Qu'est ce que tu voulais lui dire de si important, plus important que ta petite vie, plus vital que de te disculper ?
Hide, je t'aime.




Je sentis quelque chose de dur et sec pincer ma lèvre inférieure. Je voulais le chasser mais je n'arrivais pas à fermer ma bouche, c'était un effort que mon corps ne pouvait fournir. Mais je me réveillais, je me réveillais de je ne savais quel sommeil, je ne me souvenait pas de m'être endormi. Juste d'être mort. Je n'osais pas encore ouvrir les yeux, je me sentais respirer, si faiblement que ma poitrine ne devait plus se soulever. Je sentais mon dos, trop arqué sur la surface molle sur laquelle j'étais couché, et le Vent, le Vent qui me caressait et me faisait frissonner, me faisait prendre conscience de ma nudité. Une petite pointe dure se fourra dans ma bouche restée ouverte et me pinça cruellement la langue.
Je réussi enfin à bouger.
Un oiseau noir s'envola, et une douleur me rappela à l'ordre, paralysant mon corps alors que je voulais simplement me redresser. Ma main se posa sur quelque chose et j'eus un tressaillement de dégout au contact de la matière crue et flasque. Un visage en décomposition, à moitié bouffé par les charognards et autres charmantes bestioles. Alors seulement je me rendit compte que j'étais dans le Charnier. Tout autour de moi gisaient des corps nus, parfois dépouillés de leur peau même. La chair à vif s'exposait au ciel, au vent et aux oiseaux. Et une odeur qui avait toujours été là comme une puanteur surmontée s'imposait maintenant, si dense qu'elle s'insinuait dans ma gorge et faisait remonter ma bile.

Je n'arrivais pas à me lever, mais je réussis à ramper sur les autres corps et finit par dégringoler le tas. Je me pris naturellement le mur d'en face, mais je le longeai à plat ventre pour atteindre une fenêtre dont les vitres avaient été cassées depuis longtemps. Spades. Spades et ses tours calcinées, son vent de poussière noire, et les éternels débris à la consistance de charbon. Rien ne m'aiderai à survivre ici. Rien, sauf peut-être le gros tas de viande derrière moi. Pourquoi pas, pensais-je désabusé, au point où j'en suis bouffer de la chair humaine ne me traumatisera pas.
Pas loin de moi, un cadavre assez récent reposait dans une position impossible. Il avait sans doute dégringolé lui aussi la pile de morts après y avoir été balancé. Je m'en approchais un peu, lui tournais la tête pour découvrir un visage agréable, les yeux fermés pour toujours, des petites mèches noires aux reflets bleutés tombant sur ses joues. Je le laissais dans son coin. Son corps était en bon état et me servir de réserve de nourriture.... mais plus tard... parce que là je n'avais pas faim.
C'était faux bien sûr, mais je tins plusieurs heures à regarder désespérément le quartier mort par ma fenêtre, avant de me retourner vers le cadavre. J'approchais un avant-bras de mes lèvres. La peau avait l'air si ferme, j'imaginais mal mes dents la déchirer. Pourquoi l'avant bras ? C'était un des endroits où j'étais certain de trouver autre chose que des viscères et que je ne m'imaginais pas mettre la tête entre ses jambes pour lui arracher un morceau de cuisse ou de mollet. La chair molle avait un goût atroce dans ma bouche, mais je m'efforçais de croire que c'était subliminal. Le sang et quelques fibres de muscles me dégoulinaient sur le menton, j'avalais en me forçant à trouver cette viande appétissante. Je passais plusieurs minutes à lutter contre des haut-le-coeur et ne pu avaler que deux bouchées de mon repas. Le lendemain je constatais que la chair autour de l'endroit où j'avais mordu n'était plus... comestible disons, et que je me devais de ne plus gâcher ce pauvre corps.
Deux jours passèrent, mon charmant cadavre avait les os de l'épaule à l'air et bien nettoyés, ainsi que ceux de l'avant bras jusqu'au poignet -cette zone était impossible à manger. Aujourd'hui je tentais quelque chose, la raison qui me faisait bouffer un Orphelin mort : accumuler assez de forces pour monter cette pente et peut-être m'enfuir. Ce ne fut pas excessivement difficile, si ce n'était la difficulté de trouver des prises possédant encore leur peau. Seulement une fois en haut je me rendis compte qu'il n'y avait pas moyen que je réussisse à sauter jusqu'à l'immeuble suivant. Quelque chose me remonta dans la gorge. Je crus que j'allais vomir mais un sanglot me secoua les épaules à la place. Ce n'était pas vraiment le moment de pleurer mais je n'y pouvais rien. Mes mains se crispaient sur la chair molle de ceux qui n'avaient plus la possibilité de se plaindre. Une voix se glissa dans mon oreille.

- Hé toi.

Je sursautais et me retournais, oubliant mes joues sales et peines de larmes, et mon coeur de battre. Si c'était une délégation d'Orphelins venus rajouter un autre corps ici... s'ils m'avaient vu et me parlaient alors ils allaient me tuer sans plus attendre. Mes yeux se posèrent sur une silhouette plus grande de ce que j'avais l'habitude de voir, des cheveux noirs et sales, pas autant que les miens ceci dits, un bandeau sur l'oeil droit et des vêtements noirs, notamment un long manteau qui n'était plus que lambeaux à mi-mollets. Un Poursuivant. Je me détendis un peu. Si lui me tuait, alors ma mort servirait à quelque chose, même si ce n'était que le faire vivre quelques semaines de plus, ce serait moins insensé que de mourir pour quelque chose que je risquerais probablement de faire.






Celui qu'on considèrerait comme un adulte selon les critères des toits n'avait guère que vingt-trois années à son actif. Son oeil gauche était surmonté d'un sourcil arqué, traduisant son calme étonnement. Trouver un gosse vivant sur le charnier tenait du miracle... L'air farouche de celui-ci s'était estompé en le voyant, ce qui était carrément zarb. Il ne produisait pas cet effet en général. Il émanait de l'autre jeune un tel soulagement de voir une personne de chair et d'os... vivante, optionnellement. Il tendit une main ganté de vieux cuir passablement élimé pour caresser une joue sale. La chaleur passait à travers la peau animale et se communiquait à ses doigts. Il tenta de prendre une voix douce.

- Qu'est ce que tu fais là?

L'autre regard se fit douloureux. C'est alors qu'il remarqua pourquoi cet enfant était beau, malgré son état. Ses cheveux sales pendaient autour de son visage trop pâle, mais entre les mèches sombres luisaient deux yeux d'un bleu intense.

- Ceux de mon quartier m'ont tué pour que je devienne pas Poursuivant.
- Ils ont essayé de te tuer tu veux dire, reprit-il doucement.

Les yeux bleu se détachèrent de lui, errèrent sur les cadavres qui les supportaient, se posèrent sur un point fixe, un peu à côté d'une fenêtre explosée en contrebas. Il cru apercevoir un corps encore en bon état dont certains morceaux de chair avaient... disparu.
Il reposa son unique oeil sur ce survivant improbable.

- Ça fait combien de temps que tu es là?
- Je me suis réveillé il y a trois jours.

Ses lèvres remuaient dans le vide avant de parler. Ce petit était dans un état étrange.

- Je voulais sauter sur l'immeuble à côté, mais je n'en ai pas la force.

Il s'expliquait calmement comme s'il était face à une hallucination. C'était peut-être ça qui le mettait mal à l'aise. Peu importait, il allait sans doute récupérer ce gosse et l'emmener avec lui. S'il se révélait fou, il aviserait. Il fut tiré de ses réflexions par un tremblement de plus en plus violent qui agitait les autres épaules. Accompagné du rictus crispé sur ses lèvres, on aurait dit une parodie de sourire.

- Hey tu... tu sais ce que c'est le plus beau dans l'histoire?

Les yeux bleu se levèrent sur le sien, exprimant quelque chose comme le désespoir. Il gémit sa dernière phrase.

- J'ai même pas vingt ans.

Il se recroquevilla pour cacher ses pleurs, et l'adulte ne pu retenir un mouvement pour le prendre contre lui. Il ne pouvait pas imaginer la douleur et l'angoisse qu'avaient pu ressentir ce petit être, mais ça avait été suffisant pour le briser. Il le serra contre lui jusqu'à ce qu'il se calme, jusqu'à ce que les sanglots ne cèdent la place au silence, au vide. Puis il se redressa, soulagea son dos et fit glisser son manteau de ses épaules pour l'arranger sur celles de l'ex-Orphelin, le faisant tenir comme il pouvait avant de le prendre dans ses bras. Le jeune marqua un temps d'étonnement.

- Tu fais quoi ?
- Ch't'emmène.
- ...Je sais même pas qui tu es.
- Si ça te dérange pas pour les présentation on verra plus tard hein?[/justify]






Des yeux clairs s'ouvrirent sur quelque chose qu'ils mirent du temps à identifier. Un plafond. Des souvenirs lui revinrent, de moments de conscience extrèmement brefs où il ne faisait que se nourrir, puis retournait dans son demi-coma réparateur. Il ignorait depuis combien de temps on l'avait retrouvé dans le charnier, et ne se souvenait pas comment interpeler l'adulte qui avait pourtant toujours subvenu à ses besoins. Il avait eu une façon de l'appeler mais il était incapable de s'en souvenir.
La pièce était sombre et une porte était entre-ouverte. Instinctivement il se déplaça à quatre pattes jusqu'à ce rai de lumière, pour offrir moins de surface vulnérable à un quelconque attaquant. La salle attenante avait été ravagée par l'incendie et une petite partie du plancher subsistait en une sorte de terrasse qui s'effritait jour après jour. Il était là, les jambes pendant le vide et fredonnant ce qui s'avérait être une chanson.

Il était une fois trois enfants
Le premier avait les yeux noirs
dans lesquels brûlait une flamme vive
Le second portait dans son âme
le calme serein des montagnes
Le troisième avait des yeux clairs
parsemés d'étoiles et de lumière.

Il était une fois trois enfants sans père
Le premier avait une voix vibrante qui vous enveloppait le coeur
Le deuxième au ton d'airain ne parlait que pour les autres.
Le dernier avait la voix claire et douce du vent, la musique qui ouvre les coeurs.

Il était une fois trois rois
Le premier avait dans ses mains des armes qui ne pouvaient tuer
Le deuxième dispensait quand à lui mort ou vie selon sa volonté
Le dernier enfin qui allait sans armes arpentait son royaume vide en regardant le ciel.

Il n'avait pas bougé, mais l'oeil unique de l'adulte se tourna vers lui, ébaucha brièvement un sourire, et entama un dernier couplet.

Il était une fois trois rois
Maîtres de l'infinité du ciel et fils du vent
Trois rois qui tombèrent sous le fer des armes
emportant avec eux la paix du monde.

Il se tut, et le vent balayant Spades agita une clochette que le plus jeune chercha du regard. Son hôte ne lui avait pas demandé comment il se portait. Il était persuadé qu'il l'aurait fait dans un autre temps, mais que quelque chose l'en empêchait. Il cligna des yeux pour en chasser la poussière, rampa prudemment sur le bord de plâtre qui menaçait de rompre et se rapprocha quelque peu de l'adulte.

- C'était quoi cette chanson?
- Un hommage...

L'adulte sembla enfin sortir de sa contemplation méditative des gravats noirs qui s'élançaient vers le ciel. Il sourit.

- C'est carrément merdique ouais. C'est moi qui l'ai écrit.
- Ch'peux pas juger si c'est merdique ou pas. Ça me semblait... ... C'est un hommage à qui?
- Au dernier roi qui vient de mourir.

Le vent passa comme un plainte. Celui qui soufflait sur le quartier Ouest donnait toujours l'impression de porter des pleurs.

- Pardon ?
- Le roi de Diamonds est mort. Comme avant lui le roi de Hearts et de Clubs. Il n'y a plus rien qui veille sur les Orphelins désormais.

Il assimila lentement l'information. Si il s'était senti assez fort pour affronter de nouveau le monde en face, il avait à présent l'envie de retourner en arrière, se terrer dans son tas de couvertures. Hide avait ordonné sa mort... Hide s'était fait tuer... et en dépit du chamboulement affectif qu'il subissait, il entrevoyait petit à petit les significations que ça entrainerait sur le monde des toits.

- Hide est mort...

L'adulte posa les yeux sur lui, haussa un sourcil.

- T'as l'air assez perturbé. C'est parce que c'était ton roi ?
- Non... enfin si ça l'était mais.... c'est pas aussi simple.

Un long moment de silence passa. Il disait en pensée les explications qu'il ne prononcerait jamais, et ravalait ses mots au fond de sa gorge. C'était douloureux, mais il n'y avait rien d'autre à faire. Il est mort, il est mort, mets toi ça dans la tête, ça ne servirait à rien de pleurer, t'en as pas le droit, toi qui n'a même été foutu de lui dire.
Au bout d'un moment il releva la tête vers l'autre, qui avait détourné les yeux pour le laisser se débattre avec ses pensées en paix.

- Tu ne m'as pas dit qui tu étais.

L'adulte passa ses doigts sur le bandeau qui dissimulait son oeil, comme si la question de son identité renvoyait directement à sa blessure.

- J'étais le Poursuivant Crimson Bell. Mais je ne suis plus Poursuivant, alors tu peux m'appeler Bell.

Poursuivant ? Ça il s'y était attendu depuis le Charnier. En revanche la suite le laissait perplexe. Sur les toits on n'était soit un Poursuivant, soit un Orphelin, il n'y avait rien d'autre.

- Si t'es pas Poursuivant, alors t'es quoi ?

Son interlocuteur fit mine de réfléchir.

- Mmh.. Un Orphelin de plus de 22 ans?
- ... Dire qu'il y a quelque temps j'aurais pu ne pas dire "c'est impossible".

L'unique oeil de Bell se plissa pour accentuer son sourire.

- Je ne suis rien alors. En tout cas tu es comme moi non ? A moins que tu ne veuilles devenir Poursuivant après que les Orphelins t'aient jeté.
- Non.
- Alors on est pareil. Ni Orphelin, ni Poursuivant. Ne soyons rien et on nous foutra peut-être la paix.
- Mmh...

L'idée était peut-être étrange. Ils passèrent l'après-midi au même endroit, sans vraiment bouger, jusqu'à ce que le soleil se couche sur les ruines du quartier. Ils retournèrent à l'intérieur et fermèrent la porte de la pièce qui donnait sur le vide. Bell se déplaçait sans difficulté dans la pièce sombre, il semblait à son aise comme en plein jour, alors que son protégé n'y voyait absolument rien.

- Tu habites ici ? Je veux dire... y'a rien à part un lit...
- Nan rassures-toi. Ce n'est qu'une pièce de mon palais.
- Palais ?

Des petits bouts d'enfance et de livres lui revinrent en mémoire, il vit approximativement ce qu'était un palais. Quelque chose de grand, de beau, auquel on pouvait accoler l'adjectif "magnifique". Il n'y avait rien de ce genre à Spades, il ne fallait pas être une lumière pour le savoir.
Bell lui fit sommairement visiter. L'endroit était ce qu'il était : un building survivant aux flammes, complètement vide, avec ses bureaux, ses grandes fenêtres, ses plantes vertes crevées... Pour passer d'un étage à l'autre, il avait pratiqué des trous dans les planchers. Parce que les ascenseurs étaient en panne et les escaliers dangereux. Ces ouvertures donnaient sur des empilement dangereux de tables branlantes, et l'Orphelin qui le suivait manqua de tomber plusieurs fois. Une fois la nuit tombée, la carcasse était du même sinistre que le reste des bâtiments de Spades. Kazuo regardait les portes qui fermaient mal et chuintaient toutes seules, craignant particulièrement que le cadavre auquel il avait mangé un bras ne reviennent le tourmenter, et le mange à son tour.

- C'est quoi ton nom ?

Ce qui servait de lit à Bell était à une distance plus que raisonnable du sien. Le plus jeune se retourna, arrêta son nom sur le bout de ses lèvres, le ravala.

- J'en veux plus.
- Ha oui. J'attends que tu t'en trouves un autre?
- Je n'ai pas le droit de me donner un nom.

Moment de silence.

- Dors alors.




- BELL !!

Eden lâcha le sac de jute épaisse qu'il portait, et couru vers la porte. Bell s'était effondré contre l'embrasure, le visage crispé dans une expression de douleur. Dans la pièce les autres adolescents se détournaient de leurs activités pour regarder d'un air grave les deux "anciens". Eden s'agenouilla devant l'adulte, se mordant cruellement les lèvres comme s'il saurait quoi faire de cette façon. Il essaya d'écarter la main farouchement crispée sur la blessure mais se fit chasser. Bell eut un sourire douloureux.

- Excuse moi mais j'ai peur que ça bazarde mes boyaux par terre si tu fais ça.

Une expression très fugace de terreur passa sur son visage. Eden avait les yeux écarquillés. Alors il allait mourir ? Une telle chose ne pouvait pas se produire, pas encore. Il traîna Bell à l'intérieur de leur refuge, leur grande tour et s'activa autour de lui, fébrile.

- Tu vas t'en sortir hein Bell ? Tu vas forcément t'en sortir. Dis moi comment on fait, on va te recoudre? Il faut peut-être nettoyer avant.

Une main un peu sale mais épargnée par le sang se leva, juste devant le visage du jeune adulte, puis se referma contre la joue.

- J'ai cru que je ne pourrais jamais revenir...
- Dis moi qui t'a fait ça! Un Orphelin? Un Poursuivant? Je le retrouverais et je le tuerais.
- Du calme gamin... n'oublie pas ce que je t'ai appris... Toi et moi... Nous...
- Nous n'existons pas, nous ne sommes que des ombres, et dans le cas d'un conflit avec les uns ou les autres nous ne pourrons nous en prendre qu'à nous même, parce que notre devoir est de vivre caché.

Une grimace ressemblant un peu à un sourire étira les lèvres du mourant.

- Eden quand je serais mort-
- Arrête, c'est pas marrant du tout, l'interrompit-il, la voix rendue un peu plus aiguë par l'angoisse.
- Quand je serait mort, insista Bell, Ce sera à toi de protéger toutes les autres ombres qui habitent cet immeuble... tous ces enfants que... nous avons accueilli ensemble tu te souviens... ? Et tu... devras... en accueillir d'autres.

Bell plissa les yeux, se passa une langue sèche sur les lèvres, essaya de continuer, de façon de plus en plus laborieuse.

- Cet immeuble est à toi... tu es responsable d'eux tous.. tu seras...(son visage s'éclaira un instant) ce sera mon plus beau cadeau pour toi...

Contre la paume qu'il avait levé, un liquide chaud coulait depuis quelques minutes déjà. Il se mélangeait à la poussière incrustée dans sa peau, et séchait sur l'autre visage en traces sales. Eden serrait la main contre son visage, comme si ce geste lui avait donné le pouvoir de faire rester Bell, d'empêcher son âme et sa vie de partir.

- Tu es le Roi de Spades Eden. Le quatrième et dernier roi de Yokkai, le seul à vivre encore. Et tu... resteras dans cette tour...

La voix grave se faisait lointaine, comme si son attention avait été captée par autre chose.

- Tu.... resteras...

Les secondes s'allongeaient et passaient, le temps d'une respiration, le temps d'un effort qui se relâche dans tous les membres, le temps de fermer à moitié les yeux. Eden sanglota et ne se soucia plus de retenir ses larmes. Il serra la main inerte contre son visage, griffa le torse pour empêcher la vie d'en sortir, se massa ensuite au-dessus du coeur pour profiter de la dernière chaleur du corps. Personne dans la salle ne dit un mot, et un à un, passant par des trappes ou des portes, les ombres de Spades disparurent furtivement, se glissant aux étages inférieurs afin de rapporter en murmures la mort de Bell, qui avait repêché la plupart d'entre eux.



Eden avait les joues rougies. Seth venait de l'aider à déplacer le cadavre dans une petite pièce noire, sur deux tables mises bout à bout. Il faisait nuit désormais, et personne n'était venu l'arracher de sa dernière étreinte avec Bell avant la tombée de la nuit. Eden poussa la porte.

- Je ne veux pas être dérangé. Je sortirais pour manger et quand j'en aurais besoin. Mais que personne ne vienne. Et... apporte-moi du feu.
- Tu va l'incinérer ?

Seth était jeune, il faisait partie de ces orphelins d'en bas qui atterrissaient directement à Spades. Il avait 17 ans et était là depuis deux ans. Eden s'était occupé de lui depuis son arrivée et il y avait entre eux une complicité extrêmement forte. Le regard bleu dériva, fuyant, un peu contrarié.

- Ouais... je vais l'incinérer.
- Oh... okay.

Seth ne savait trop que dire, il balança une banalité comme "c'est sûr, on l'aimait tellement, aucun de nous ne devrait finir dans le Charnier avec les autres", puis s'éclipsa. Au mot Charnier un flash repassa devant les yeux d'Eden, le ciel, les cadavres, la chair rongée, et Bell. Et il n'eut plus de doute sur ce qu'il devait faire.




La porte se referme, tout est noir. J'attends une seconde avant de me retourner. Ton corps est là, allongé, mort. Je ne le vois pas mais je le sais. Je m'avance et je trouve ton visage à tâtons, ta joue, tes lèvres. Battement de cils. J'ai du mal à m'y faire. Hier encore tu étais vivant, je m'en souviens très bien, tu étais venu me réveiller parce que je m'étais caché avec les plus jeunes pour dormir quelques heures de plus. Tu m'avais tiré par le bras en plaisantant sur mes cheveux, sur ma tête, comme d'habitude. Puis tu m'as embrassé, et je t'ai repoussé, comme d'habitude, tu as sourit, puis on a rejoint les autres. Je me souviens de la force de ta main, de ton rire, de ta voix, de ton odeur. Parce que c'était hier. J'ai du mal à concevoir que maintenant que tu n'es plus là je vais oublier tout ça, oublier toutes ces choses que j'aimais, dans quelques années ne plus arriver à m'en souvenir... à cause du temps qui passe... comme il passe en ce moment même. Le plus beau cadeau que tu pensais me faire hein ? Crétin. Ce n'est pas en faisant croire que je vais être roi que ça va me consoler de la mort de Hide... ou de la tienne. Protéger tout le monde ? Je te déteste. Et ton devoir à toi c'était de me protéger, d'être là pour me réveiller et te foutre de ma gueule. Et tu es parti, enfant de salaud, et tu as tout pris avec toi. Tout est parti, comme d'habitude.
Je n'ai plus de larmes à pleurer, et je me prend à le regretter parce que ça fait encore plus mal.
Bell... ton corps est froid et raide maintenant.
Je m'allonge quand même dessus, une dernière fois. Et je continue à te parler, en murmurant, comme tout le monde ici. Merci pour ton cadeau. Tant que je le garderais tu sera toujours avec moi. Parce que tu ne vas pas partir hein? Tu ne vas pas aller te dissoudre dans le vide, non tu vas rester avec moi, en tant que fantôme ou je ne sais pas quoi mais tu vas rester pour veiller sur moi, car tu le dois. Cet immeuble, je l'appellerais Len'ka. C'est con ça fait plusieurs années que j'avais cette idée en tête et je t'en avais jamais parlé... avant maintenant.
...
Je serais le dernier roi, comme tu as dit. Je ferais tout comme tu m'as dit, nous resterons des murmures dans le vent de Spades, des ombres toujours présentes sur les toits, prêtes à se matérialiser dès que quelqu'un fera le souhait de n'être ni Poursuivant ni Orphelin. Si quelqu'un est jeté vivant dans le Charnier, on sera là pour le récupérer. Et je serais le Roi de Spades, triste et avisé. Chhht. Je caresse tes joues et tes lèvres, je trouve peu à peu la paix en parlant. Chhht, sois tranquille. Tout ira bien, tu ne me quitteras jamais.



Eden resta enfermé trois jours avec le cadavre de Bell. Quand il sortit il portait une boîte, contenant pour tout le monde les cendres de l'ancien Poursuivant Crimson Bell.
...
La vérité c'est que Bell ne fut jamais incinéré.


Les autres adolescents acceptèrent Eden comme leader naturel. Roi de Spades ne signifiait rien pour eux, sauf pour deux ou trois Dissidents qui avaient connu l'ère des rois, comme celui qui s'appelait auparavant Kazuo. Le Roi de Spades était le maître de Len'ka, la maison de tous les Dissidents, l'immeuble aux milles passages dont seuls les habitants connaissent les méandres.







J'ai mal aux jambes. Mon Dieu, ce que j'ai mal aux jambes.
Et au ventre aussi. Un énorme point de côté me scie le flanc.
La pluie dégouline sur mon front, dans ma bouche que j'ouvre pour tenter de mieux reprendre mon souffle. Derrière moi des bruits de pas dans l'eau qui envahit les toits quand il pleut m'apprennent qu'ils ne sont pas très loin. Je dois courir encore, sauter, ne pas vaciller, courir. Yuri était mon meilleur ami. Ce matin il s'est réveillé, à côté de moi, s'est étiré comme il le faisait souvent, et m'a annoncé d'un ton chaud qu'aujourd'hui j'avais précisément vingt-deux ans. Je me suis glacé, puis je me suis mis contre lui, et je lui ai avoué du bout des lèvres que je ne voulais pas me suicider. Et depuis lui et les autres me courent après, pour me rendre ce grand service. Je manque de tomber, mes jambes me font encore plus mal, mais je réussi à ne pas m'arrêter, continuer... quelques pas. Puis le sol, le béton humide qui me déchire les genoux, la paume de la main. Et ils arrivent bientôt, m'attrapent par les cheveux et me ramènent par terre alors que je viens de me relever.

- Arrêtez! Je ne serais pas Poursuivant, je vous le jure!

Et puis, un peu plus pathétique, alors que les premiers coups tombent déjà.

- Me tuez pas...



L'avalanche est passée, le châtiment, puis ils sont partis. J'ai mal, tellement mal. Bientôt un Poursuivant passera et ramassera ce qu'il reste de moi, et je ne sais pas très bien où je finirais. Peut-être qu'on ne me soignera même pas, peut-être que je ne vaux même plus d'argent. Tu veux devenir Poursuivant ? Je délire, le vent me parle maintenant. Tu veux devenir Poursuivant ? Un autre souffle apporte une voix que je ne connait pas, vibrante, comme un écho de quelque chose que je n'ai pas connu, d'une autre époque, qui a laissé son empreinte dans le temps, à cet endroit. Accepteriez vous de vendre vos frères ?

-Non... Non... Je ne veux pas être un Poursuivant. Je ne veux pas quitter les toits.... et je ne veux pas... mourir...

Des larmes sortent de mes yeux, mouillent un peu plus mon visage et se perdent dans le sol humide. Dieu du vent, Dieu du ciel, il paraît que vous existez pour nous. Si c'est le cas, faites quelque chose, ne me laissez pas. Une de mes mains est trop douloureuse pour être bougée, l'autre je la referme avec peine. Je vivrais, peu importe le reste du monde, le jugement du reste de Yokkai et des monstres qui nous chassent. Ni l'un ni l'autre. Mais je resterais. Je rampe douloureusement jusqu'à un abri, je referme la porte en métal derrière moi et je m'appuie contre un mur. Je vivrais.


Je ne suis pas remis. Bien sûr que non après quatre jours sans manger et à rester à moitié nu dans le froid ambiant. Je m'étais dis que flotter dans mes vêtements trempés était pire. En tout cas je suis contraint de quitter ma cachette. Pour trouver de quoi manger, des miettes, un oiseau, une chaussure, un cadavre... je n'en ai rien à cirer. Quand je passe de toit en toit je vois l'air danser devant mes yeux, quand j'atterris mes jambes ne peuvent même pas me porter et mes genoux ne seront bientôt qu'une purée granuleuse. Je pars loin quand même, évitant les endroits peuplés, et je finis enfin à Spades. Ma première nuit, je la passe dans un immeuble dont le toit est parti au cours de l'incendie qu'il y a du y avoir ici, il a longtemps. Je suis roulé en boule contre un mur noir et dentelé. J'ai l'impression que le quartier entier est vivant, parce que le vent y gémit plus qu'ailleurs, parce que les tours affaiblies semblent osciller dans la brise, parce que Spades entier me berce. La promesse du quartier noir ; dors mon enfant, que tu te réveilles demain avec le soleil ou pas, cela n'importe plus si tu dors dans le sein de nos immeubles. L'air est rempli de murmures, de murmures. J'arrive à distinguer des voix chuchotantes. Les murs qui m'entourent m'effraient, me donnent des cauchemars les yeux ouverts, la porte batante menace à chaque fois de se rouvrir sur un mort-vivant, et le bruit qui m'entoure n'a rien à voir avec le vent de mon quartier. Ni doux, ni mauvais. Neutre. Il sussure. Je m'endors en tremblant, d'abord prêt à rouvrir les yeux au moindre craquement, puis je me détend peu à peu. C'est à ce moment là que la porte s'ouvre plus lentement pour laisser la place à un mort vivant. Mais je garde les yeux fermé, complètement bercé par la chanson de Spades. Toi qui dors en notre quartier, ce n'est pas grave si tu meurs, ce n'est pas grave si tu meurs.
Puis je sursaute, et je crois bien que je crie aussi. Le mort-vivant me touche, il y a sa main sur ma joue. Étrangement c'est chaud. En face de moi il y a de grand yeux ouverts. Je ne vois pas très bien, il fait nuit.
Le mort-vivant ouvre la bouche. Son murmure est doux et grave, presque chantant. Une voix qui s'était éloigné du choeur évanescent de Spades. N'aies pas peur, n'aies pas peur. La main contre ma joue est chaude, c'est étrange. Sous les grands yeux noirs il y a un sourire, je n'ai pas peur.

- Viens, viens avec moi. Je t'emmène dans un endroit où tu seras bien. Tu ne seras plus cherché, tu ne seras plus blessé.

J'ai envie d'y croire. J'ai envie d'y croire mais ce susurrement ressemble à une promesse de démon, comme un pacte avec le Diable. Et je suis dans la zone morte de Yokkai, quels Dieux veillent encore sur moi? La main s'éloigne et s'ouvre devant mon visage. Je met quelques secondes avant de glisser la mienne à l'intérieur. Les ombres tout autour s'animent, l'ombre de la porte, l'ombre des murs qui rampent par terre, des formes humaines sortent de nulle part, s'approchent de moi. Noir.



Il fait chaud. Je cligne des yeux. Je ne suis pas dans un lit, ni même sur les toits. Des tas de vieux tissus me font un petit matelas, et une vieille couverture me recouvre, moche mais chaude, comme celle qu'on utilise sur les toits, dans tous les quartiers. A côté de moi une ombre me veille, se tourne vers moi et me sourit en constatant que j'ai les yeux ouvert. Il ne ressemble pas à un Poursuivant, mais il est aussi trop vieux pour être un Orphelin. Il me parle et il ne fait que murmurer, du même ton chantant que j'ai entendu. Ne te lèves pas, j'arrive à comprendre, ne te lèves pas tant que tu ne sera pas guéri. J'acquiesce, je lui murmure faiblement que le plafond et les murs me font peur, il me répond que je vais m'y habituer, que je vis ici désormais. Il pose sa main sur mon front et m'explique.
Je suis à Len'ka, c'est le nom d'un immeuble qui sert de refuge depuis des années à une communauté de parias dans le monde de Yokkai. Les rares personnes connaissant leur existence les nomment les Dissidents, mais il ajoute rapidement que personne dans Yokkai ne les connait. Ils vivent presque cloitrés dans l'immeuble, pour minimiser les rencontres et les interactions avec les autres groupes. Ils sont les ombres de Spades, ses enfants, ils ne crient jamais, parlent en murmurant sur le ton du vent qui est plus fort ici qu'ailleurs. Certains d'entre eux sortent en petit groupe pour ravitailler les autres, et c'est seulement la nuit qu'ils peuvent se faufiler dehors, passer de toit en toit et être les Orphelins qu'ils auraient aimé rester.

- Et moi... pourquoi tu es venu me trouver ?
- Tu as fait le voeu de ne pas être Poursuivant, ni Orphelin, et faisant ce voeu tu as rejoins Spades pour y trouver un refuge... Nous attendions juste que tu viennes à nous.

Il poussa mes mèches de devant mes yeux.

- Et tu es une ombre maintenant, comme nous...

Et je suis une ombre... Je suis resté avec le Dissident qui serait plus tard mon tuteur, jusqu'à ce que je m'endorme. Il m'apportait à manger et parlait avec moi, principalement de la vie qu'il menait ici et que j'aurais aussi à mon tour. Il était heureux, effacé, contraint de vivre la nuit, mais heureux de vivre sans avoir à s'excuser.
J'étais en train de m'endormir quand sa voix chantante résonna de nouveau.

- Quand tu iras mieux je te présenterais au Roi.

Mais c'était sans doute un rêve, ça ne pouvait être que ça, même à moitié endormi j'en avais parfaitement conscience. Un Roi sur les toits ? Comme si une chose pareille pouvait exister.



J'avais oublié cette conversation au seuil du sommeil, mais quand je fut presque parfaitement remis, il me tira doucement hors de la chambre que je n'avais jamais quitté. En passant de pièce en pièce, nous croisions quelques Orphelins, par groupes de deux ou trois, se parlant sur le ton de murmures qui m'était familier, ou affairés à la principale tâche qu'ils accomplissaient de jour : rendre Len'ka de plus en plus inextricable, torturé et sûr.
Il s'arrêta après avoir passé une énième porte, la pièce était complètement obscure. Il alluma la lumière et passa devant moi avec un rictus contrarié. Il alla ouvrir une autre porte, se pencha dans l'autre pièce en ayant de ne pas en franchir le seuil, et gronda en murmure.

- Eden vous ne vous êtes pas levé !

Une autre voix lui répondit, diaphane et sensuelle, mais porteuse d'un ton grave qui laissait à penser que rien ne pourrait l'effacer. Le Dissident répondit, un peu tendu.

- Je suis venu, moi, alors réveillez vous s'il vous plaît.

Je rejoignis mon garde-malade, ignorant le regard qu'il me lança, indiquant clairement qu'il aurait préféré que je reste à ma place. Celui qu'on appelait "Eden" était allongé sur deux tables, recouvertes de tissus doux et brillants. Il portait un jean élimé, comme nous tous, et le tissu trop court qui lui tenait lieu de couverture était noir et satiné, se confondait avec les cheveux sombres. Il était tourné dans notre direction et semblait tout juste sortir d'une position foetale intensément recroquevillée. Ses yeux bleu intenses étaient calmes et me fixaient. Contre sa joue, posée sur un petit coussin de velours carmin défraîchit, reposait un crâne luisant qu'il caressait du bout des doigts. Je crus à une sculpture, au vu de son polissage et de son éclat lisse, mais en regardant mieux quelque chose me disait qu'il s'agissait d'un vrai crâne, poli par la répétition des caresses. Le roi ne semblait pas trouver cela dégoutant, il semblait même y tenir énormément. Il se redressa et ses cheveux coulèrent sur ses épaules. Une fois assis, il ramena le crâne sur ses genoux afin de continuer à le caresser. Il était étrangement calme, voire détaché, comme si rien n'avait vraiment d'importance.

- C'est le nouvel enfant perdu que tu as pris sous ton aile Keizh?

Son murmure était onctueux, j'aurais pu l'écouter comme on buvait un liquide doux et chaud. Le sommeil avait laissé son empreinte dans sa voix, au fond de sa bouche, mais il ne prenait pas la peine d'essayer de le cacher. J'étais confus, je baissais les yeux.

- J'espère que tu feras un bon Dissident. N'oublie pas : ne jamais te faire voir, ne jamais commencer ou intervenir dans un conflit avec les enfants ou les adultes, tu nous mettrais en danger et ta cause ne sera jamais assez bonne pour le justifier.

Battement de cils. Je rencontrais le regard du Roi, avec un peu d'appréhension. Il souriait doucement, puis du bout des lèvres nous congédia. Un roi aux yeux charbonnés et au maquillage noir descendant sur les joues, un roi qui était comme nous, seulement plus vieux... Ça m'allait. Depuis ce jour je suis devenu une ombre, une existence niée par Yokkai.




- Quelque chose te préoccupe Keizh?

Je me retournais avant de passer la porte. Ce matin j'avais rempli mes occupations habituelles, à savoir réveiller mon jeune protégé puis m'assurer que le Roi était bien éveillé également, lui apporter son petit-déjeuner et regarder ses grimaces d'enfant devant les petits bouts de viande séchée que je lui avais apporté. Non rien de particulier ne me préoccupait, si ce n'était savoir si le tout nouveau Dissident m'avait bien attendu.
Je me retournais et mes yeux glissèrent sur mon Roi, sagement assis sur les tables qui lui servaient de lit, caressant doucement le haut du crâne de sa joue.
Je me mordis la lèvre malgré moi.
Eden pencha la tête.

- Il n'y a rien qui me préoccupe, mon Roi...
- ...
- C'est hors de propos mais... pourquoi dormez vous sur ces tables? Nous pourrions vous faire un lit plus confortable au sol. Et pourquoi ne vous séparez vous jamais de ce... cette relique ?

Les yeux bleu sourirent, sans le concours de son visage.

- Tes deux questions ont la même réponse : parce que j'y tiens.

Il porta l'ossement lisse à ses lèvres, pas pour me prouver ses dires, non parce qu'il en avait réellement l'habitude.

- Qui était-il ?

Je regardais droit dans les orbites vides, comme si l'âme s'y trouvait encore, comme si son visage me serait connu. Puis elles me furent dissimulée, car Eden avait ramené l'os contre lui, puis devant son visage.

- Le... précédent Roi de Len'ka. Celui qui m'a recueilli.
- Il mourut..
- Oui. Je l'ai mangé.

Ses yeux brillèrent amoureusement en caressant le vestige. Puis il glissèrent sur moi et rit, je devais avoir un air choqué, ou très perturbé.

- Je n'ai mangé personne d'autre depuis, ne t'inquiètes pas. D'ailleurs je ne mange pas n'importe qui.
- Oui...

Des lèvres se pressèrent contre ma bouche, un peu tiède, vives. Il se recula et m'adressa un sourire, doux, et un peu triste. Et je me revois quelques années en arrière, accueilli à Len'ka, présenté à Eden qui était déjà semblable à aujourd'hui. J'étais rétif à l'idée d'avoir une entité pour me commander comme un pion. Jusqu'à ce que je le voie sourire.

- Pourquoi ?
- Je voulais simplement le dire. Sans raison. Tu en fais ce que tu veux.
- Mon roi...

Je tombais sur mes genoux, baissais la tête. Je ne savais pas exactement comment faire une révérence, mais personne n'aurait pu se moquer et prétendre le savoir mieux que moi. Mes lèvres étaient face aux chevilles blanches et osseuses. J'en pris une dans ma main et l'amenais à ma bouche.

- Même maintenant je ne sais rien de vous. Vous m'effrayez, vous répondez parfois des choses si étranges, mais vous nous avez toujours veillé et aimé... même... tout juste arrivés. Vous avez vu beaucoup plus de chose que moi dans votre vie, et ce sont elles qui vous rendent si tristes. Mais malgré tout je... vous aime. Je veux vous protéger.

Je n'ose pas relever la tête, même s'il s'est penché sur moi. Au lieu de me forcer à le regarder il m'étreint avec douceur. Eden est un coeur qu'on avait blessé d'un grand coup de hache. La tendresse s'en déverse comme du sang, éclabousse tous ses Dissidents, mais penser qu'il puisse s'assécher un jour... Je le serre en retour.

- Moi aussi j'ai aimé un roi... il y a longtemps, me répond-il avec douceur.
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